Ficelle n° 75 : L’étrange impasse du changement permanent

Quoique tu en penses, on n’est pas maître, de ce qui commence ou de ce qui s’arrête.

Tom Novembre.

Aujourd’hui, pour nous, l’important, c’est le « faire ». Nous sommes devenus des dévots de l’action, des adeptes du changement permanent. Nous voulons exercer une maitrise de plus en plus totale sur les choses et les êtres, voguons vers le rêve d’un mouvement incessant, au gré de transformations contrôlées, mesurables, techniques. Nous, Modernes, depuis quelques siècles, nous partons du postulat qu’il ne doit pas exister de hasard qui nous emmène dieu sait où, de donné qu’il faut bien supporter, de « c’est comme ça » que nous n’aurions d’autre choix que d’accepter. Nous sommes convaincus que rien ne va jamais de soi, que tout mute et se métamorphose. Que notre volonté peut faire plier tous les obstacles du réel, gommer les imperfections de la vie. Nous nous dépeignons volontiers comme des artistes absolus, toujours en train de mettre au monde une création- extension de nous-mêmes. La société d’hier prônait l’enracinement au risque de l’ensevelissement, la nôtre ne jure que par le mouvement au risque de l’évanescence. Tirant des plans sur la comète, nous construisons des engins qui nous font décrocher la lune (ou presque), nous couvrons de nos musiques ou de nos cris ces silences infinis qui effrayaient tant Pascal. Nous cherchons à tout rendre humain par nos soins sans trop savoir s’il nous faut continuer à prendre soin de l’humain, cette étrange créature aux limites si visibles, aux failles apparentes. Nous nous racontons des récits où nous sommes colosses, mutants, robots, auto-engendrés, touts puissants, et nous mobilisons nos énergies pour les faire advenir. La pensée nous ennuie si elle n’est pas pratique, la pratique nous ennuie si elle est incertaine, si le réel semble résister à nos vœux de conquête. Au fond nous désirons inventer une nouvelle nature, parfaitement mesurable, contrôlable, sans surprise. Efficace, transparente totale. Miroir, ô monde miroir, dis moi que je suis la plus belle..Nous existons pour devenir notre propre reflet. Démiurges, du commencement à l’absence de fin.

Et pourtant, quelque chose nous échappe, nous inquiète, nous taraude. Un détail, peut-être, qui vient du fond de nous, du cœur de notre action. Plus nous maitrisons des données, plus un je ne sais quoi semble nous échapper ; comme si, en nous, demeurait une zone étrange, passive, rebelle à nos mainmises. Plus nous voulons savoir, moins nous savons ce que nous voulons, plus nous tentons de posséder, plus nos possessions nous résistent. Techniciens, nous découvrons que nos techniques semblent pouvoir se passer de nous. Experts, nous voyons naitre une complexité de plus en plus grande qui ne cesse de se rire de nos concepts, graphiques, mises en chiffres. Tournés vers l’efficience transparente, nous ne comprenons guère les effets profonds de nos actions. Nous sommes contraints à l’humilité alors que nous nous voyions déjà sans limites. Notre soif de tout faire semble se défaire, par excès, non par manque. Et nous redécouvrons, comme en creux, ce que les anciens appelaient l’être, cette étrange dimension paradoxale ou le repos cotoie le mouvement, l’action la contemplation, la maitrise la déprise. Résonne en nous comme un appel, une invitation à redécouvrir nos limites comme une chance, une possibilité de rencontre, une occasion de don. Et nous voilà torturés entre cette soif grandiose de contrôle et ce désir poétique (qui ne veut pas mourir ou cherche à renaître) d’être davantage disponibles aux évènements, prêts à l’imprévisible, ouverts à l’incalculable. Comme en attente de gratuité, en espérance de don. Et, au milieu de nos graphes, chiffres et machines, nous nous surprenons à rêver à un monde où nous pourrions être de quelque part sans l’obligation d’être de partout. Une réalité subtile, en clair obscur, où parce que nous aurions renoncé à être Tout, nous pourrions, enfin être chez nous.

 

Dans mon entreprise, à mon travail, quelle place pour être tout simplement, pour cette autre chose que l’action sans arrêt, la mobilisation permanente ?