Ficelle n° 62 : Le véritable voyage

Le véritable voyage ne consiste pas à changer de lieu mais à changer de regard.

Changer, c'est d'abord changer de point de vue. JB Pontalis.

 

Les choses ont été convenues ainsi : Quelqu’un va venir vous chercher en voiture à la gare pour vous amener au plus vite à une réunion importante. Vous descendez du train avec, au cœur, une impression diffuse de fatigue, d’excitation et d’appréhension.

Lorsque vous arrivez au point de rendez-vous (une baraque à gaufres ou un guichet quelconque), il n’y a encore personne. Vous voila donc contraint à l’attente, vous qui aimez tant que les choses se déroulent sans accroc et soient sous votre contrôle.

Qui plus est, vous ignorez à quoi peut bien ressembler votre mystérieux chauffeur d’un jour. Vous sentez, fugacement, que vous pourriez vous laisser submerger par cette angoisse vieille comme l’enfance, cette antique crainte d’être abandonné qui a motivé en secret un si grand nombre de vos décisions personnelles et professionnelles.

Alors, comme d’habitude, vous décidez de vous reprendre. Vous regardez votre montre, le lointain, votre montre encore. Vous trépignez, beaucoup au début, puis de moins en moins. Les minutes tardent à passer, certes, mais, imperceptiblement, votre énervement disparaît. Sans le savoir, vous commencez à devenir guetteur. Vos yeux remarquent tout maintenant : un geste, un mouvement de foule, un panneau qu’on agite. Vous cherchez un signe de reconnaissance : «Ce gros bonhomme qui arrive en haletant, serait-ce lui ? (J’espère que non) ; cette jolie jeune femme souriante s’est elle déplacée exprès pour moi ? (J’espère que oui) ; elle me sourit, non ? Allez, je lui rends son sourire ! Ah non, elle se précipite vers ce jeune bellâtre qu’elle embrasse, quel idiot je fais parfois ! Ah, une voiture freine, un groupe s’approche… »

Vous qui, en temps normal, traversez l’existence comme une autoroute, tendu vers l’objectif à atteindre, sans prêter la moindre attention aux détails du quotidien, qui d’ordinaire cherchez l’extraordinaire pour vous dépasser et donner un parfum d’intensité à une vie sans repos, vous voyez enfin ce qu’on n’aperçoit guère : l’incroyable densité du quotidien, l’étrangeté du familier, l’irréductible nouveauté de la banalité. C’est curieux, d’ailleurs : l’impression de vide qui vous taraudait depuis bien longtemps s’est dissipée, vous respirez mieux, sans ce poids sur la poitrine qui vous effrayait tant. Rien ne se passe et cela vous fascine. Tout semble possible. La vie s’ouvre comme un fruit, vous goûtez à l’instant, gratuitement. Et plus vous êtes prêt à les recevoir en cadeau, plus choses, impressions et visages s’offrent à vous.

Vous êtes touché par les cernes de cette jeune femme en tailleur, par son courage malgré tout, vous souriez devant les grimaces de cet enfant turbulent, remarquez que la lumière change, bouge, danse presque.

Votre cœur s’ouvre à une tendresse sans raison dont vous vous pensiez incapable, une étrange sympathie pour vous-même et vos semblables si pressés, agités, un peu perdus au fond.

Et puis, enfin, la personne arrive, à bout de souffle, bredouille des excuses. Vous la remerciez pour son retard, elle croit à un lapsus ou une moquerie, mais non, elle vous sent sincère, vous regarde interloquée. On sent poindre le début d’un malaise.

Alors, vous vous ressaisissez, et commencez à parler de la réunion qui s’annonce d’une voix forte et décidée. Elle soupire, soulagée. La vie reprend comme on dit. Vous pensez quant à vous qu’elle s’estompe un peu, la vie, et plusieurs fois durant cette journée, vous vous surprendrez à attendre un prochain temps d’attente. Un de ces moments qui, à l’inverse de la fuite ou du refus, ne vous rendra pas moins performant mais simplement davantage présent. Dorénavant, vous le savez : Vous cherchez moins « un ailleurs » qu’un « autrement ».

Et si demain, en arrivant au travail, nous prenions un instant pour regarder, simplement regarder, le visage de nos collaborateurs ? Si, au commencement d’une journée, nous prenions un peu de recul pour laisser naître l’étonnement et, qui sait, peut-être, l’émerveillement ?